Amélie Proulx et Fred Laforge
La mémoire collective permet de conserver les marques du passé afin de pouvoir s’y référer en fonction des situations présentes. Mais les discours et objets identitaires conventionnels qui la matérialisent nous empêchent parfois de faire une lecture objective de vérités historiques fixées à jamais.
En falsifiant un symbole intouchable comme les dollars de papier, où les figures de pouvoir emblématiques sont remplacées par des héros populaires marginalisés, Fred Laforge remet en question le choix et la longévité des célébrités imprimées sur cette monnaie d’utilité courante. L’iconographie des dollars de son enfance, sur lesquels posent fièrement les John Macdonald, Wilfrid Laurier et autres Élizabeth II, est ainsi altérée pour interroger notre histoire, de souvenir trop souvent malheureux, des modèles auxquels l’on s’identifie plus facilement étant substitués à ces éminents et archaïques personnages. Sur toile de fond de bateaux du Grand dérangement, d’exode des Canadiens français vers les États-Unis et de pensionnats autochtones, Louis Riel, Louis-Joseph Papineau, Pauline Julien, et aux visages familiers et évocateurs, réintègrent l’histoire dite officielle et lui introduisent des éléments inédits et intemporels. Ainsi se crée une autre narration qui nous obligera à revoir nos propres ressentis et interprétations devant ce déconcertant changement de paradigme.
De son côté, Amélie Proulx utilise le texte codé des chartes de cuisson de céramique comme matière de base et de transformation. Elle sort de son contexte premier un alphabet réservé aux initiés de la technique ancestrale, les consignes minutieusement assemblées du sculpteur Stanley Rosinsky le long de ses années de pratique, pour en faire un nouveau sujet de curiosité producteur de sens. En résultent, au travers une subtile alchimie transformant les mots en lumière, des lignes de graphies percées dans un matériau contemporain et transfigurées en une suite esthétisée de formes délicates. Le passage du temps a fait son œuvre, jusqu’à l’épuisement du signe initial, et l’apparent langage est indécodable. Mais c’est la répétition des actions qui subsistera à l’altération des phrases empruntées, à leur effacement, évoquant la transcription méthodique et imparfaite des manuscrits médiévaux. En puisant dans l’archéologie des gestes anciens, autre chose transparait le long de la métamorphose, de la mutation, rappelant la réalité des années qui se succèdent en laissant leurs traces.
On assiste ici à l’exposition de réflexions productives dont la résonance se révèlera principalement grâce au dialogue fécond entre les œuvres. En mettant en présence des artéfacts qui semblent étrangers l’un à l’autre, à partir d’acteurs, de faits ou d’objets notoires de notre culture commune, ces deux artistes illustrent efficacement les conséquences qu’un récit des événements retenus par les historiens peut avoir sur la suite des choses, quand il est réinvesti d’informations nouvelles. Mais cet éternel conflit entre histoire, mémoire et création ne nous dévoilera jamais lesquelles. Au contact de ces audacieuses propositions, nous avons désormais l’opportunité de les imaginer pour les réécrire à notre façon.
Christine Martel